Nadia Ratsimandresy

K.Stockhausen Solo (Ondes Martenot)

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Le projet

Bonjour Nadia, vous être un peu dans la « famille » au sein d’Art Zoyd Studios. Musicienne d’Art Zoyd Groupe depuis 13 ans et vous avez déjà fait deux résidences ici pour Solo de Stockhausen et pour une pièce de Carl Faia « Wake ». Vous faites partie du comité artistique, tout en pratiquant des master classes sur les archives d’ Art Zoyd Studios ? Comment en dire plus, comment résumeriez-vous votre histoire avec notre Centre ?
C’est une histoire de famille: vous entrez dans un univers composé de membres, chacun à sa place et vous devez vous créer la vôtre pour vous y épanouir, avec bien sûr l’aide de celles et ceux qui y sont déjà. Cela fait 13 ans que j’ai intégré en tant qu’interprète Art Zoyd. Ma place a forcément évolué mais c’est surtout ma relation à chacun des membres qui a changé et évolué. Les spectacles, surtout les temps de création affiliés à ces derniers avant le jour J de la première, ont permis de donner de la maturité, de la profondeur à chacune des interactions que j’ai éprouvées avec mes collègues et l’équipe sur cette décennie.  13 ans de vie de famille.

Quelle est votre spécificité en tant qu’interprète, en tant que compositrice, en tant que femme ?
Chacun de nous est unique : la diversité des parcours montre bien qu’il n’existe pas de chemin juste. Celui que l’on prend est le meilleur que l’on puisse faire pour soi-même. Et chaque décision qui est prise pour construire ce chemin de vie est teintée des différentes casquettes qui semblent nous définir, jamais en entier, un bout de soi par ci, par là. La compositrice est femme, l’interprète femme, la compositrice l’interprète et la femme compositrice. Chaque bout de soi nourrit, rebondit et questionne l’autre bout de soi. Il est difficile de définir sa spécificité en fonction de ses identités sociales, en tout cas, je me vis comme un Tout, je ne me sens pas fragmentée – même si la société trouve pratique de parfois n’avoir à faire qu’à un bout de vous. Ensuite, je dois peut-être être plus rigolote interprète que compositrice, mais au fond, c’est la même qui parle, qui réfléchit, qui assume ses prises de décision. Mes principes et mon éthique sont toujours les mêmes à l’œuvre quelle que soit l’acte que j’accomplis.

Vous jouez d’un instrument assez particulier et peu connu, vous pouvez nous en parler un peu ?
L’onde est un instrument électronique qui a besoin d’un musicien formé pour, pour être joué. En ce qui me concerne, c’est une vieille histoire qui a commencé il y a plus de 30 ans, en banlieue parisienne. Un instrument qui n’a pas eu besoin de me séduire, qui était là, avec son répertoire. On s’est trouvé, on s’est reconnu. Quelque chose de ce genre-là. Je n’ai eu aucun problème avec les différentes esthétiques que les compositeurs avaient défendues en composant pour l’onde. C’était le deal de ce répertoire, dit contemporain. Je me suis impliquée sans me poser plus de question que ça. L’instrument est électronique, électrique et électroacoustique. C’est une donnée. Il n’y a jamais rien eu à discuter ou à remettre en cause : j’étais très jeune et je faisais avec les atouts que j’avais en main. Comme je me sentais dans mon élément, j’ai fait comme tout jeune instrumentiste en devenir : j’ai joué des pièces que j’ai aimées, d’autres que j’ai détestées, j’ai rencontré des compositeurs et compositrices (j’ai eu la chance d’étudier dans un conservatoire qui faisait beaucoup de commandes pédagogiques en général, et notamment pour ma classe d’onde et claviers électroniques) que j’ai trouvés plus ou moins rébarbatifs. Cependant, j’avais une conscience forte de ma chance de pouvoir vivre le lien direct à la création : alors que Mozart et Beethoven étaient morts depuis drôlement longtemps pour la petite fille que j’étais, Messiaen, lui, mourrait alors que je serais en pleine adolescence et que j’avais joué et jouais sa musique. D’un côté, il y avait un répertoire existant créant patrimoine. De l’autre, des pensées qui prennent forme musicalement dans l’instant présent, à mon époque d’enfant et de jeune, faisant création. Ça, c’était quelque chose que je savais spécial même si je ne me doutais pas encore que je serai pendant longtemps une cheville ouvrière de l’expansion du répertoire pour onde.

Vous êtes aussi engagée dans des réseaux, comme Futurs composés, en quoi est-ce important pour vous ?
Futurs Composés est un réseau dans lequel je suis engagée (je suis membre du bureau). Il réunit des membres qui défendent une diversité de la création musicale au travers des nouvelles écritures du sonore. Il pose la question de ce que nous faisons ensemble, la question du pourquoi de nos métiers et leur impact dans la société. C’est celui qui aujourd’hui défend le mieux ma pratique artistique et comment je travaille. Mais c’est important de pouvoir réfléchir à plusieurs, avec des points de vue parfois divergents, avec des préoccupations de nature distincte (un diffuseur n’aura pas les mêmes objectifs dans sa mission quotidienne qu’une improvisatrice, par exemple) et avec des affinités parfois non encore révélées, autour des politiques à mener, des principes à défendre et de nos missions à conforter dans une société en perpétuel mouvement. Lorsqu’on est Artiste, il faut assumer son rôle politique et le jouer pleinement – lorsqu’on en a conscience.

Votre prochaine résidence, vous pouvez nous en dire plus, quel est le projet artistique et pourquoi la mener à Art Zoyd Studios ?
L’idée est de travailler sur la quadriphonie et sur le contrôle, lors de performance, de cette spatialisation. Ce qui me demande, au-delà du propos musical, de réfléchir aux meilleures interfaces pour créer une gestuelle la plus instrumentale que possible, car chez moi beaucoup de l’énergie vient du geste. Musiques Démesurées m’a passé une commande pour une sieste musicale. Cela induit une adresse au public différente de celle habituelle où il est face, assis, les yeux ouverts. Le public entouré par les enceintes, en position allongée, offrira un relâchement typique de ces siestes et c’est l’occasion rêvée de revisiter pour lui certains effets et d’aller le surprendre dans ses attentes. Mais il s’agit pour moi de d’abord faire lien avec lui. Car il s’agit avant toute chose de lui proposer une façon d’écouter et une vision du monde.

Cela me semble naturel de mener cette résidence de création chez Art Zoyd parce que c’est le lieu des visions du monde : lorsque je suis entrée chez Art Zoyd pour un projet bien précis de spectacle, Eyecatcher sur le film de l’Homme à la caméra de Dziga Vertov, j’ai découvert une façon de vivre la musique comme dans la vraie vie, en particulier avec ce film, le premier sur le montage cinématographique, qui était d’une poésie humaine, touchant et ouvert au monde. La musique de Gérard Hourbette mettait en valeur, à la hauteur pour moi de ce que Chaplin savait révéler avec sa corporéité, cette poésie, l’humour et aussi le cru de la vie. Sa vision était soutenue entre autres par sa musique et celle d’autres compositeurs qu’il avait invités à composer sur ce projet. Sans parler de la scénographie, de la mise en espace des corps et des lumières, la musique était ensuite organisée par Hourbette lui-même, sans en être ni défigurée ni modifiée, par superpositions des partitions de chacun. C’était l’architecte, mais c’est surtout ce geste de faire se côtoyer de la musique de Kasper Toeplitz, de Jérôme Soudan et la sienne pour relire le film qui était étonnant : les visions de chacun étaient libres de coexister. Et par-dessus cet acte de composition, des pièces étaient jouées et ajustées, telles que les écritures de plateau le permettent, avec les gestes du créateur lumière et d’un scénographe posé sur l’instant en parallèle.

C’est cette capacité à l’accueil des visions du monde qui m’a toujours épatée et qui me marque durablement. Et c’est dans cet esprit que j’ai demandé à Monique Hourbette-Vialadieu de m’accueillir au sein de Art Zoyd Studios.

Qu’y avez-vous appris ? 
Je n’y ai rien appris dans le sens de nouvelles compétences que je n’avais pas, mais je parlerai de développer une autre façon de mettre des compétences au service des projets d’un Artiste comme Gérard Hourbette. Tous les spectacles d’Art Zoyd auxquels j’ai participé m’ont confortée dans une approche du son plus libre où acoustique et électronique ne nécessitent pas d’être différenciés : le son est le son. Ce n’est clairement pas une histoire d’appartenance à un groupe, un collectif, un lieu ou autre, mais d’une rencontre avec un homme et sa façon de penser la vie via son travail de composition, donc le son. Gérard avait cette liberté dans le traitement de ce dernier et ce que j’ai toujours ressenti très profondément, c’est l’influence forte du musicien violoniste qu’il fut. Produire un son, le tenir, le conduire, il l’avait vécu dans ses tripes d’instrumentiste. Le geste et l’organique qu’il attendait de nos jeux d’interprètes avec ses sons et fichiers étaient dans ses compositions. L’électronique était tout sauf froide et désincarnée : il comptait sur nous et sur cette présence physique qui qualifie de vivant le spectacle pour faire pulser sa musique. L’indispensabilité des corps et la nécessité de l’incarnation de la musique sur un plateau comme Gérard le défendait n’ont jamais été pour moi aussi cruciales que maintenant, à une époque où la facilité d’un clic dans une bibliothèque virtuelle a failli presque faire croire que le nouveau mode de consommation de la musique, choisie par un algorithme bienveillant, ne s’écoute plus que dans son canapé un casque vissé sur les oreilles. Le concert est loin d’être mort, le spectacle vivant manque terriblement, surtout en cette période de confinement.

Quels sont les compositeurs /musiciens qui vous ont influencée ? 
Ce sont des personnalités qui m’ont interpelée dans ma prime jeunesse : j’ai adoré Freddy Mercury pour cette extravagance et cette présence scénique quand j’étais ado et ce malgré la petitesse de la lucarne de l’époque. Je suis fan de Viktoria Mullova qui m’a toujours soufflé sur ces interprétations du concerto pour violon de Sibelius, avec une maîtrise instrumentale que je souhaite à chacun, sans parler de son interprétation des Sonates et Partitas qui reste ma référence. Björk est venue toquer à ma porte à la même époque de mon adolescence et je me rappelais avoir eu l’envie (la convoitise) d’avoir trouvé ses riffs, ses mesures et ses textures électroacoustiques. Je continue de la réécouter avec plaisir encore aujourd’hui. Mes premiers émois de musique de chambre furent avec Yoshihisa Taïra à 15 ans. J’en suis restée sous le charme, notamment dans ses œuvres pour orchestre. Tristan Murail fut ma référence en terme de liberté technique à l’onde. C’était enfin inscrire l’onde dans une virtuosité autre que celle du challenge réducteur au métronome. J’étais bien entendu sensible à son travail sur le timbre via le spectralisme, cependant en terme de connexion geste et son, il en avait tellement poussé la clarté, déjà dans les années 70 que je suis toujours influencée par cette limpidité qui se traduit par de la simplicité et de l’évidence dans le jeu instrumental. Ensuite, passés mes 18 ans, je ne parlerai plus d’influences mais d’étincelles qui se sont ou pas enflammées, une des dernières en date étant celle avec le travail de Gérard Hourbette.

Comment voyez-vous l’avenir ?
Je n’ai jamais pu faire une seule prédiction. Juste émettre des vœux et des désirs. Mon parcours est très largement éloigné des premières projections que j’ai pu me souhaiter plus jeune comme carrière de musicienne. J’ai appris avec le temps à œuvrer pour planter des graines et accepter ce qui en germera. Jusqu’à aujourd’hui, les priorités se sont naturellement dessinées au gré des projets, des rencontres, des déceptions et des refus. Mais en ces temps de pandémie mondiale, où la moitié de la planète est confinée, où notre secteur est paralysé, où la politique néolibérale et sa logique technophile n’ont jamais autant montré leurs limites et où l’absence d’interaction sociale devient psychiquement problématique pour toute une société, nos convictions, nos actions et nos capacités à transcender le monde via nos créations révèleront, selon moi, l’avenir d’une société qui a besoin de se projeter, autrement que dans la consommation, le divertissement et la superficialité. A quoi tenons-nous vraiment ? Nous découvrons une société qui a besoin de collectif, de solidarité, d’émancipation. Ce temps crucial et cruel pour beaucoup d’entre nous (les plus précaires s’enfonceront encore plus dans leur détresse, beaucoup mettront la clé sous la porte, d’autres devront se réinventer sous peine de disparaître socialement, plus tous ceux qui n’auront juste plus envie) doit être surinvesti par l’art et par nos imaginaires pour rassembler et recréer du désir collectif. Nous, artistes, avons une réelle responsabilité et devons-nous projeter le plus authentiquement et le plus sincèrement dans nos rôles politiques parce que nous faisons bouger les lignes et ramènerons de l’humanité dans une société soumise plus ou moins heureusement par des mesures sanitaires. A mon humble niveau, je prends la responsabilité de planter les graines du collaboratif, de la tolérance et de l’audace.

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